Méditation quotidienne du samedi 22 avril : La mer enracinée (No 216 – série 2022 – 2023)

Évangile du Samedi 22 avril 2023 – 2e semaine du Temps pascal (tiré du Prions en Église et pour les personnes qui voudraient s’abonner au Prions)

« Ils virent Jésus qui marchait sur la mer » Jn 6, 16-21

Le soir venu, les disciples de Jésus descendirent jusqu’à la mer. Ils s’embarquèrent pour gagner Capharnaüm, sur l’autre rive. C’était déjà les ténèbres, et Jésus n’avait pas encore rejoint les disciples. Un grand vent soufflait, et la mer était agitée. Les disciples avaient ramé sur une distance de vingt-cinq ou trente stades (c’est-à-dire environ cinq mille mètres), lorsqu’ils virent Jésus qui marchait sur la mer et se rapprochait de la barque. Alors, ils furent saisis de peur. Mais il leur dit : « C’est moi. N’ayez plus peur. » Les disciples voulaient le prendre dans la barque ; aussitôt, la barque toucha terre là où ils se rendaient.

Méditation

Jésus dérobé; la foule rassasiée le traquait, affamée d’un roi. Dérobé aussi à ses disciples; jamais habitués à la solitude indomptée et graciée qui ravit leur maître. Sans doute fallait-il fuir le couronnement de la foule et le contentement des disciples, tous deux sont saisissement et salut déviés.

Saisir son propre salut, même faussé, et le garder pour soi, contenté. Comme une couronne que l’on pose soi-même et maintiendrait sur sa tête en courant. L’humain à travers ses dieux et ses idoles a de tous temps rêvé de fouler le chaos sans s’y engloutir, être au-dessus de la mêlée vivace qui suinte de limites, de finitude et de manques. C’était le rôle des dieux, des pharaons et de toutes créations prométhéennes. L’intelligence artificielle générative et autres algorithmes qui promettent de nous extirper du trop humain, ne sont-ils pas là pour nous sauver de l’inachèvement et de l’effort jamais maîtrisé ? Enfin, nous transhumains, serons couronnés, fuyant la vie même sans valeur et sans poésie.

Jésus ne vient pas au-dessus, il vient vers et à travers, à hauteur d’homme et de mer. Grand Seigneur, à peine haussé sur un ânon. C’est qu’il a souvent la tête baissée, traçant dans le sable, lavant des pieds, relevant un grabataire ou s’agenouillant devant un enfant. Mais comme son Père (Jb 38), c’est à travers la tempête qu’il surgit en nos vies. Le plus souvent aux trois quarts de notre noirceur quand le sombre a soufflé les étoiles, quand le sombre a soulevé la peur et la tourmente intérieure. Matthieu et Marc évoqueront une image fantomatique. Malgré le flottant noirâtre, malgré le vague glacé qui nous immergent, il y a du calme et du spectral quand le Christ s’annonce: C’est moi, n’ayez pas peur. Il vient sans rien de spectaculaire mais sans rien du quotidien, avec la douceur de l’irréel, avec la légèreté d’une marche sur les flots en ce monde balloté. Comme dirait le poète Christian Bobin : « La sainteté est un bond non spectaculaire hors du monde » (Le muguet rouge, Gallimard, 2022, p. 63).

La rencontre avec le Christ fait bondir hors de la vie méritée et agitée, elle contracte le temps pour atteindre en un saisissement le rivage d’une vie donnée. D’une vie ancrée dans la fougue retrouvée de la Samaritaine qui rassemble les siens, dans l’élan de la femme adultère encerclée qui va libre et immaculée, dans le redressement du grabataire paralysé qui empoigne son passé blessé. Les théologiens théorisent sur le saut de la foi, il serait plus juste de parler d’un bond en avant de la vie convenue, en avant de la vie qu’on voit venir et qu’on va tenir afin que rien n’advienne. Quand le Christ vient, même sans être reconnu, même en suscitant de la frayeur, il fait soudainement accoster au vivant de la vie, déposer les rames et débarquer de la galère. Sur le rivage, exposés, nous affrontons désormais les intempéries à mains nues, en pleine lumière, non plus cramponnés aux rames ou empêtrés dans nos filets. Sur le rivage, la vérité se fait plage. C’est moi, n’aie pas peur. La mer intérieure se retire enfin, sans perdre de son immensité. Ses affluents apparaissent et vrillent nos profondeurs. Des veines, comme des racines, puisent à une source vive et inédite; une source qui cherche à se dire à travers la parole qui nous est confiée. Mystérieuse et amoureuse parole qui secourt et secoue : C’est moi, n’aie pas peur. Elle abreuve non plus les affaires, les chiffres et les soucis de ce monde mais plutôt les fleurs, la prière et les sautillements des enfants quand l’homélie s’éternise. Cette parole, c’est moi et je n’aie plus peur; je suis parole remise entre ses mains.

D’un bond, l’on comprend que la sainteté c’est de se laisser immensément traverser par le créé. D’un bond, l’étreinte du monde s’est desserrée, le large peut respirer. Déjà arrivé au port, le fantôme de Bobin nous murmure avec la lucidité d’un marin : « La vie est une couronne trop lourde pour nous. On ne peut la mettre sur notre tête, seulement la tenir entre nos mains quelques années » (p. 71).

Barbara Martel (bmartel@lepelerin.org)

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