Méditation quotidienne du mardi 5 mars : L’abîme appelant l’abîme (No 170 – série 2023-2024)

Évangile du Mardi 5 mars 3e semaine de Carême (tiré du Prions en Église et pour les personnes qui voudraient s’abonner au Prions)

« C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère » Mt 18, 21-35

En ce temps-là, Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander : « Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? » Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à 70 fois sept fois. Ainsi, le royaume des Cieux est comparable à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. Il commençait, quand on lui amena quelqu’un qui lui devait dix mille talents (c’est-à-dire soixante millions de pièces d’argent). Comme cet homme n’avait pas de quoi rembourser, le maître ordonna de le vendre, avec sa femme, ses enfants et tous ses biens, en remboursement de sa dette. Alors, tombant à ses pieds, le serviteur demeurait prosterné et disait : “Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout.” Saisi de compassion, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette.
Mais, en sortant, ce serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent pièces d’argent. Il se jeta sur lui pour l’étrangler, en disant : “Rembourse ta dette !” Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait : “Prends patience envers moi, et je te rembourserai.” Mais l’autre refusa et le fit jeter en prison jusqu’à ce qu’il ait remboursé ce qu’il devait. Ses compagnons, voyant cela, furent profondément attristés et allèrent raconter à leur maître tout ce qui s’était passé. Alors celui-ci le fit appeler et lui dit : “Serviteur mauvais ! je t’avais remis toute cette dette parce que tu m’avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j’avais eu pitié de toi ?” Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait.
C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. »

Méditation

« L’abîme appelant l’abîme à la voix de tes cataractes, la masse de tes flots et de tes vagues a passé sur moi » (Ps 42, 8). Telle est la sensation vertigineuse qui me saisit à la lecture de ce texte. D’un côté, Pierre, un pauvre homme qui, dans la mesure, cherche à saisir les exigences de l’Amour et du pardon. Sept fois, lui semble un chiffre raisonnable quant à ses capacités de pardonner, face à l’abîme du mal qui gronde en lui et qui, sans le dire, ne saurait accepter, selon sa justice, un nombre plus fou de pardons. Mais la réponse est décevante, impossible : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à 70 fois sept fois ».

La réponse le conduit de l’abîme du mal qui l’habite à l’abîme d’un Amour encore plus incompréhensible et, assurément, d’une démesure vertigineuse. Ni dans le premier ni dans le second, il ne peut se tenir, car il s’y enfonce dans le désarroi. Et la parabole de Jésus ne fait que lui faire perdre pied davantage.

D’abord la dette du premier, dix mille talents ou soixante-cinq millions de deniers. Si le denier correspond au salaire à cette époque d’une journée de travail, cela signifierait que le débiteur en question aurait besoin de 178 082 années pour accumuler la somme. Mais, du creux de son abîme où il se perd de tête et de cœur, il se jette au pied du maître en disant : « Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout ». Quand nous sombrons dans l’abîme du mal, nous savons encore compter, car c’est le propre du mal de mesurer, mais nous n’avons plus d’horizon. Nous ne pouvons alors que compter sur la miséricorde du maître.

Mais quand nous regardons au maître, il nous apparaît fort étrange. Quel patron accepterait qu‘un serviteur accumule une telle dette sans intervenir avant et sans mettre ledit serviteur à pied ?  Et quel patron, de par une simple rencontre, un unique face-à-face, remettrait une telle dette à son serviteur en étant « saisi de compassion » ? De fait, le débiteur n’y comprend rien, car, à peine sortie de chez son maître, il se jette sur un de ses débiteurs prêt à l’étrangler et lui dit : « Rembourse ta dette ! » (ou « rends ce que tu dois » -Chouraqui).

Tout semble impossible dans cette histoire, dont la réponse de ce « serviteur mauvais » qui, plongé dans son mal, cherche sa justice en faisant payer les autres.  Il est sûr qu’il ne ressent pas dans son cœur de responsabilité face à sa dette, pour lui elle appartient à un autre : si ce débiteur de cent deniers lui avait remis sa dette, il ne serait pas en problème. Le mal accuse toujours.  Mais comment faire alors ?

Pardonner demande une profonde humilité, celle d’abord de se placer devant l’inimaginable dette que nous avons face à Dieu : dette de notre vie reçue, dette de l’Amour infini de Dieu, dette de la Providence qui nous a continuellement accompagnés, dette de toutes les richesses offertes,… et dette de nos péchés multiples.  Nous vivons toujours entre deux abîmes : celui de notre humanité blessée et blessante et celui de la Vie et l’Amour sans mesure de Dieu.

Pour que les deux abîmes se rencontrent, nous sommes appelés à nous prosterner devant Dieu, mais sans le faire de peur, de colère, d’envie, de haine, de calcul, de manipulation… mais vraiment de cœur, dans une nudité priante et souffrante. Cette souffrance est celle d’un cœur qui reconnaît qu’il a blessé Dieu en l’oubliant, en vivant comme un « dieu » et en perdant le chemin de l’Amour gratuit de son maître. Ce n’est que dans cette confession qu’il peut ouvrir de nouveau l’abîme de sa pauvreté et de sa faute à la démesure amoureuse de Dieu, comprenant d’Amour que la vie ne peut être que don, que vivre ne se fait que « par don ».

Il nous faut « pardonner à notre frère ou à notre sœur que du fond du cœur », du lieu même où se déverse en notre abîme, l’abîme même de l’Amour de Dieu. Cette conversion est majeure, car l’un est un abîme de petitesses mesurées et l’Autre un abîme de Vie et d’Amour démesurés. Le pardon demeurera toujours un « abîme appelant l’abîme à la voix » du Fils de Dieu qui crie pour nous vers le Père et laisse s’écouler les « cataractes de l’Esprit » en notre pauvre cœur et chair.

Stéfan Thériault (stheriault@lepelerin.org)

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