No 51 – série 2024-2025
Évangile du mardi 29 octobre – 30e semaine du Temps ordinaire
Tiré du Prions en Église et pour les personnes qui voudraient s’abonner au Prions
« La graine a poussé, elle est devenue un arbre » Luc (13, 18-21)
En ce temps-là, Jésus disait : « À quoi le règne de Dieu est-il comparable, à quoi vais-je le comparer ? Il est comparable à une graine de moutarde qu’un homme a prise et jetée dans son jardin. Elle a poussé, elle est devenue un arbre, et les oiseaux du ciel ont fait leur nid dans ses branches. » Il dit encore : « À quoi pourrai-je comparer le règne de Dieu ? Il est comparable au levain qu’une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que toute la pâte ait levé. »
Méditation Un pont vers la Vie
Edwige se réveille dans un lit en salle de réanimation. Chacun de ses doigts est relié, par un fil, à une machine qui s’étale derrière elle. Sur des écrans des courbes sinuent au gré de la pression artérielle, toutes les constantes vitales s’affichent en clignotant sur ce qui ressemble au tableau de bord d’un avion. Quand Edwige a ouvert un œil après sa lourde opération, son corps était uni aux machines : les perfusions entraient dans ses bras, des fils sortaient de ses doigts. Toute sa vie corporelle se traduisait en chiffres et en courbes, en voyants lumineux et en alertes sonores. Immobile, Edwige se livre aux soignants qui avec dévouement s’affairent autour d’elle à la moindre alerte. Certains disent qu’il faut se battre… Edwige est bien incapable d’être une guerrière, elle se confie.
Dans ses brèves minutes de sommeil, Edwige entame un long voyage. Déjà, dès son arrivée à l’hôpital, le temps s’était épaissi, une heure était devenue une semaine. Comme le confiseur de la fête foraine de son enfance qui étirait le sucre coloré, la pâte du temps s’est figée et s’est étirée. Une semaine est devenue une vie. Puis, d’un coup, un soir, un abîme s’est ouvert au milieu de la chambre de réanimation, son lit est tombé dans un gouffre obscur en voguant sur un océan perdu. Au milieu d’une nuit, elle s’est réveillée avec un bras raide et insensible qui ne répondait plus, la parole elle-même était lourde comme des cailloux que la bouche refusait de prononcer. Était-elle en train de devenir une machine ? Les fluides de son corps mélangés aux machines étaient-ils revenus dans ses veines comme une chair métallisée ? Edwige dont les mots précis volaient de sa pensée droit vers son interlocuteur… Edwige à la pensée si claire et forte… ouvre un œil et les mots congelés restent durs, serrés les uns contre les autres, incapables de voler.
Mais Edwige s’est souvenue que Jésus aussi avait subi une longue traversée à travers les ténèbres : la Parole ligotée… les membres jadis agiles désormais cloués… Le corps de Jésus a été enfoui « dans trois mesures » de mort avant que la grande transformation du cosmos ne s’opère. Dans la foi, elle sait que « toute la pâte » a levé avec la Résurrection de Celui qui s’est relevé. Alors, Edwige a pris dans son cœur « la graine de moutarde » de la confiance d’enfant et elle s’est livrée à la Vie en jetant cette graine d’espérance dans la terre obscure de sa chambre de réanimation. Elle a jeté cette graine dans ce qui était devenu « dans son jardin », c’est-à-dire sa maladie. Une infirmière lui a dit : « Gardez le moral, c’est le plus important ! » En effet, l’âme tient le corps. De cette « graine de moutarde », l’espérance a fait grandir un arbre dans cette chambre d’hôpital. Et ceux qui visitent Edwige viennent s’abriter à l’ombre de son courage. Parfois les pleurs viennent dire que la confiance traverse des cols pénibles à négocier. Désormais en rééducation, Edwige réapprend à déglutir, à former des mots, à marcher.
Lorsque dans cette parabole de la graine de moutarde et du levain, Jésus s’émerveille de la puissance de transformation du règne de Dieu, Il décrit une réalité spirituelle vivante de nos jours. L’âme tient le corps et l’âme tournée vers Dieu reçoit une force de Vie.
Dans cette courte parabole, Jésus emploie cinq fois le mot « comparable » ou le verbe « comparer ». Tâtonne-t-Il en inventant une comparaison comme un bon conteur ? À une question théorique « à quoi le règne de Dieu est-il comparable ? » succède rapidement sur l’engagement personnel de Jésus « à quoi vais-je le comparer ? ». Jésus, vrai homme et vrai Dieu, est le seul à pouvoir comparer. Jésus est Celui qui compare, en regardant les hommes droit dans les yeux, c’est le « règne de Dieu » qu’il voit. Depuis des millénaires, les hommes cherchaient Celui qui, en langage accessible aux hommes, parlerait divinement de Dieu… Le « je » de Jésus est justement la charnière qui articule la vie des hommes et la vie de Dieu.
Certes, Jésus est le « signe de contradiction » (Lc 2,34), le signe contre lequel on viendra débattre et s’opposer. Mais, Jésus est également Celui qui utilise des paraboles, c’est-à-dire des mots qui comparent, des images qui, dans deux réalités séparées, trouvent l’arc d’une rencontre. Les paraboles (para-bolê) de Jésus viennent mettre (bolê) des réalités différentes à côté (para) l’une de l’autre : Il rapproche en établissant des liens. Jésus est le signe de comparaison, car il trouve dans notre monde ce qui est semblable (ómoios) au « règne de Dieu ». Jésus est le verbe (le logos) qui compare, cherche entre des opposés le semblable (ómoios) qui relie ; Il cherche ce qui est homo-logue, c’est-à-dire la parole du semblable, ce qui dans notre monde correspond à l’amour agissant de Dieu. Jésus, Dieu incarné, est aussi le principe dans lequel tout fut créé. Est-il alors étonnant que la Parole divine qu’est Jésus cherche dans notre monde des ponts qui nous relient à Dieu ? Par Ses paraboles, Jésus montre qu’Il est vivant et actif dans notre monde qui, malgré ses égarements, n’est jamais totalement coupé d’un Dieu bienveillant.
On peut penser que les choses créées sont indépendantes et que chacune suit son cours à côté des autres. Mais, en vérité, tout est relié. Les choses vivent les unes dans les autres et Dieu est partout. « Les choses créées ont pour essence d’être des intermédiaires. Elles sont des intermédiaires les unes vers les autres, et cela n’a pas de fin. Elles sont des intermédiaires vers Dieu. Les éprouver comme telles. » (1) Éprouver les réalités terrestres de notre vie comme des ponts qui touchent Dieu permet de lire le grand livre de la Vie à l’endroit ! Dans sa faiblesse de malade, Edwige, muette et ligotée sur son lit, a trouvé le chemin de ce pont qui enjambe le précipice du désespoir. Le vent du désespoir pouvait griffer ses joues, mais l’autre rive de la convalescence se rendait visible en espérance.
Vincent REIFFSTECK – vincent.reiffsteck@wanadoo.fr
Note :
(1) Simone WEIL, La pesanteur et la grâce, chapitre « Metaxu ».
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