Méditation : Le dépliement (No 73 – série 2022-2023)

Évangile du Mercredi 16 novembre 2022 – 33e semaine du temps ordinaire (tiré du Prions en Église et pour les personnes qui voudraient s’abonner au Prions)

« Pourquoi n’as-tu pas mis mon argent à la banque ? » Lc 19, 11-28

En ce temps-là, comme on l’écoutait, Jésus ajouta une parabole : il était près de Jérusalem et ses auditeurs pensaient que le royaume de Dieu allait se manifester à l’instant même. Voici donc ce qu’il dit : « Un homme de la noblesse partit dans un pays lointain pour se faire donner la royauté et revenir ensuite. Il appela dix de ses serviteurs, et remit à chacun une somme de la valeur d’une mine ; puis il leur dit : “Pendant mon voyage, faites de bonnes affaires.” Mais ses concitoyens le détestaient, et ils envoyèrent derrière lui une délégation chargée de dire : “Nous ne voulons pas que cet homme règne sur nous.”
Quand il fut de retour après avoir reçu la royauté, il fit convoquer les serviteurs auxquels il avait remis l’argent, afin de savoir ce que leurs affaires avaient rapporté. Le premier se présenta et dit : “Seigneur, la somme que tu m’avais remise a été multipliée par dix.” Le roi lui déclara : “Très bien, bon serviteur ! Puisque tu as été fidèle en si peu de chose, reçois l’autorité sur dix villes.” Le second vint dire : “La somme que tu m’avais remise, Seigneur, a été multipliée par cinq.” À celui-là encore, le roi dit : “Toi, de même, sois à la tête de cinq villes.” Le dernier vint dire : “Seigneur, voici la somme que tu m’avais remise ; je l’ai gardée enveloppée dans un linge. En effet, j’avais peur de toi, car tu es un homme exigeant, tu retires ce que tu n’as pas mis en dépôt, tu moissonnes ce que tu n’as pas semé.” Le roi lui déclara : “Je vais te juger sur tes paroles, serviteur mauvais : tu savais que je suis un homme exigeant, que je retire ce que je n’ai pas mis en dépôt, que je moissonne ce que je n’ai pas semé ; alors pourquoi n’as-tu pas mis mon argent à la banque ? À mon arrivée, je l’aurais repris avec les intérêts.” Et le roi dit à ceux qui étaient là : “Retirez-lui cette somme et donnez-la à celui qui a dix fois plus.” On lui dit : “Seigneur, il a dix fois plus ! – Je vous le déclare : on donnera à celui qui a ; mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a. Quant à mes ennemis, ceux qui n’ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici et égorgez-les devant moi.” »
Après avoir ainsi parlé, Jésus partit en avant pour monter à Jérusalem.

Méditation

Comme le talent enterré, la coquette somme enveloppée dans un linge puis gardée, Chouraqui précisera même qu’elle fut tenue serrée dans un linge, n’a pu fructifier. Dans un linge, un linceul ou des langes, la richesse enveloppée n’a pu enrichir. Dans la perspective du Pèlerin, l’exploration de la blessure, l’exploration de ce qui enveloppe soigneusement, de ce qui enferme honteusement ou emmaillotte avec culpabilité, autorise le dépliement du linge trempé de sueur, trempé de peur.

Une peur mouillée, qui infiltre, percole par tous les pores de la peau, cette enveloppe qui ride et ratatine à mesure que le vieil homme intérieur se dissout pour faire place au serviteur incarné. De l’appel à la mission, saint Paul nous dirait qu’il s’agit de mourir sur la croix avec le Christ, pour devenir vie de l’Esprit, parole unique dans l’unique Parole qu’est le Christ. C’est ainsi qu’il  parlait de la victoire sur la chair (Rm 6.6-7 et 7.24), cette enveloppe parfois langes, parfois linceul. Et c’est dans la chair que se terre la peur.

Le dernier serviteur, n’était pas encore serviteur au fond. Il n’obéissait qu’à sa peur, qu’à ses propres paroles paralysantes, celles qui sauvaient sa peau, son enveloppe. Un maître trop exigeant, un maître sans doute imprévisible qui moissonne sans avoir semé, sans doute impitoyable qui retire sans avoir déposé. On croirait presque percevoir la pointe d’anxiété crever la paroi du temps. Pourtant, le maître jugera le serviteur selon les paroles de ce dernier, pas de sagesse initiatique pas de vertu cachée. Il fallait simplement user de la prudence la plus élémentaire: déposer la parole unique confiée en un lieu sûr. Le lieu sûr, en accompagnement spirituel, c’est une expérience spirituelle structurante, portée, remémorée, inaltérée. Un lieu visité par Dieu en notre terre sacrée, probablement plus montagne que banque, plus crèche que palais.

Agenouillé en contre-bas, devant la mangeoire, le dernier serviteur, esclave intérieur, déplie alors le linceul. Il peut s’approprier la parole unique, étincelante richesse qui lui est confiée. Il peut s’approprier son identité profonde, filiale, trinitaire en revêtant les langes. Homme et femme nouveaux revêtus du Christ, richesse de Dieu et guidés par l’Esprit, ils deviendront fécondité et abondance en embrassant leur identité, en l’approfondissant. Comme une plongée dans une vie intérieure traversant la chair, irriguant le monde. Comme un Jourdain.

Agenouillé tout en haut, devant le Mont des Béatitudes, le dernier serviteur, homme intérieur nouveau, déplie et déploie son linge. Il deviendra semblable au premier serviteur. Dans une logique d’abondance, de confiance, de don où tout lui sera remis sans mérite. Prêt à se tourner vers autrui, malgré l’hostilité du monde, malgré la détestation du maître. En lui, l’obéissance se confond avec l’interdépendance et la transparence. Parvenir à déposer sa confiance envers et contre tout, faire des affaires bonnes, goûter les fruits de la parole confiée, se révéler fécondité du service incarné. Les réfractaires seront égorgés ? Le refus absolu de la parole filiée n’est-il pas déjà chair morte, victorieuse et sacrifiée ? La vie spirituelle se déploie dans la grandeur d’un lavement de pieds, dans la tendresse d’un linceul replié au cœur d’un tombeau vide et éclatant. Voilà la vie vivante qu’il nous est donnée de vivre dans le courage de notre chair.

Barbara Martel (bmartel@lepelerin.org)

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