Évangile du Samedi 4 mars 2023 – 1re semaine de Carême (tiré du Prions en Église et pour les personnes qui voudraient s’abonner au Prions)
Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait Mt 5, 43-48
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait. »
Méditation
Petite surprise ce matin en redécouvrant la fécondité de ce verset éculé enfouie sous une traduction plus littéraire : Tu aimeras autrui ton prochain… (Boyer, 2022). Autrui, ton prochain ? Le prochain, plesion en grec, signifie le proche, le voisinage, celui ou celle avec qui je suis en relation plus ou moins directement et quotidiennement. Dans la langue d’Homère et de Sophocle, plesion entretient l’idée de réciprocité. Au moment de la rédaction de ce verset, le judaïsme s’était imprégné du brassage culturel hérité de la période hellénistique et qui configurait déjà le rivage de l’ère chrétienne. Le caractère universel est annonce, Jésus contrecarre l’interprétation traditionnelle juive du prochain qui désigne seulement le frère dans la communauté, ce prochain comme soi-même (Lv 19.18). Ce prochain captif d’un entre-nous qui irritait jusqu’aux entrailles le Christ, empêchait sa miséricorde de se diffuser dans les cœurs pharisiens. En nos sociétés occidentales fatiguées d’autrui, repliées sur elles-mêmes lorsqu’elles ne sont pas tout bonnement apeurées par les étrangers nous demeurons résolument centrées sur le souci envahissant du soi. Ça rassure en ces temps où il est déjà difficile d’aimer ses proches et de s’aimer soi-même. Alors aimer ce qui n’est pas proche comme un frère ne va pas de soi, le souvenir des trahisons et l’esprit sous occupation rangent le verset au rayon des trucs chrétiens vertueux et impraticables. Aimer cet itinérant comme un proche, celui que j’enjambe chaque matin qui gêne ma course et ma bien-pensance lorsque je me rends au travail… Voilà qui rappelle l’encombrement d’un verset évangélique dans son exigence de l’altérité, celle-là même qui nous fait vivre en vérité.
Ce passage du proche au prochain lorsque nous contemplons le visage du Christ chez autrui, même et surtout chez celui qui nous répulse ou nous effraie parce que semblable à ce qui pourrait m’arriver, est chemin de crête et appel. Entendu et peu fréquenté, c’est un itinéraire spirituel que le théologien Henri Nouwen nous presse d’emprunter sur le mode de l’invitation (Nouwen, 1998). De l’hostilité à l’hospitalité, ce chemin raccroche l’autrui ennemi à l’autrui prochain, en réinjectant de l’humanité dans le monstrueux pour nous rendre dignes de pardon. Ne sommes-nous pas tous et toutes le monstre, l’ennemi et l’autrui d’un autre ?
Pour aimer autrui mon prochain, je dois d’abord accueillir l’altérité en moi, ce qui est étranger en moi, me dépasse et me façonne pour me rendre à moi-même. Cette altérité qui se révèlera hôte plutôt qu’ennemie en moi sous le toucher du Christ, évide ma peur, créer de l’espace, fabrique même un temple au beau milieu de mes profondeurs. Précieuse altérité, parfois traumatique, qui réveille cette interdépendance envers l’A(a)utre reçue à ma naissance, comme un cadeau, et que j’ai si soigneusement et si laborieusement enterrée à grandes pelletées d’impostures et d’insécurités. La suffisance et l’autonomie célébrées sont autant de fuites en dehors de soi et de voies d’évitement de ma dépendance. Pourtant, est-ce bien là ma configuration primordiale, car je suis façonnée à la ressemblance de Dieu.
Pour aimer autrui mon prochain, il faut avoir déjà fait l’expérience d’avoir été soi-même étranger et avoir été accueilli. L’accueil, ce délicat amalgame de bonté, de disponibilité et d’écoute, c’est aussi la promesse parfois non tenue de l’expérience de l’enfance. Expérience fondamentale qui métamorphose l’ennemi en hôte et même l’hôte en invité, expérience spirituelle d’une intimité qui dévoile à l’hôte et à l’invité le don précieux qu’ils sont tout à coup l’un pour l’autre. De l’être-accompagné jusqu’à l’être-accompagnateur, l’hospitalité est d’abord une posture cultivée, intégrée, répétée comme une liturgie. Des milliers de rencontres d’accompagnement spirituel, des milliers de moments d’intimité vécus depuis plus de deux décennies à devenir proches alors que nous étions étrangers, à devenir pèlerins. Nos pauvretés en chemin comme une chaîne infinie de bonté, nos pauvretés si proches et déposées doucement dans les mains d’un prochain comme d’un itinérant qui m’invite me faire hôte pour l’autre et temple pour lui.
Barbara Martel (bmartel@lepelerin.org)
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