Évangile du Mardi 12 mars – 4e semaine de Carême (tiré du Prions en Église et pour les personnes qui voudraient s’abonner au Prions)
« Aussitôt l’homme fut guéri » Jn 5, 1-16
À l’occasion d’une fête juive, Jésus monta à Jérusalem. Or, à Jérusalem, près de la porte des Brebis, il existe une piscine qu’on appelle en hébreu Bethzatha. Elle a cinq colonnades, sous lesquelles étaient couchés une foule de malades, aveugles, boiteux et impotents. Il y avait là un homme qui était malade depuis trente-huit ans. Jésus, le voyant couché là, et apprenant qu’il était dans cet état depuis longtemps, lui dit : « Veux-tu être guéri ? » Le malade lui répondit : « Seigneur, je n’ai personne pour me plonger dans la piscine au moment où l’eau bouillonne ; et pendant que j’y vais, un autre descend avant moi. » Jésus lui dit : « Lève-toi, prends ton brancard, et marche. » Et aussitôt l’homme fut guéri. Il prit son brancard : il marchait ! Or, ce jour-là était un jour de sabbat. Les Juifs dirent donc à cet homme que Jésus avait remis sur pied : « C’est le sabbat ! Il ne t’est pas permis de porter ton brancard. » Il leur répliqua : « Celui qui m’a guéri, c’est lui qui m’a dit : “Prends ton brancard, et marche !” » Ils l’interrogèrent : « Quel est l’homme qui t’a dit : “Prends ton brancard, et marche” ? » Mais celui qui avait été rétabli ne savait pas qui c’était ; en effet, Jésus s’était éloigné, car il y avait foule à cet endroit.
Plus tard, Jésus le retrouve dans le Temple et lui dit : « Te voilà guéri. Ne pèche plus, il pourrait t’arriver quelque chose de pire. » L’homme partit annoncer aux Juifs que c’était Jésus qui l’avait guéri. Et ceux-ci persécutaient Jésus parce qu’il avait fait cela le jour du sabbat.
Méditation
À l’instant même où je lis l’Évangile du jour et écris ci-après ces lignes, je viens d’apprendre la réactivation agressive du cancer du poumon d’une collègue de travail que je porte en haute estime et pour qui j’ai une profonde affection. Elle est littéralement sidérée de même que sa famille d’ailleurs. Il y a aussi mon fils de 18 ans qui « file un mauvais coton » qui me remue jusqu’aux entrailles. Sans parler de la misère sans nom des conflits internationaux ou des persécutions de tout acabit, et ainsi de suite. « Souffrance, ma foi ! » L’infirme de Bethesda est devant moi, et en moi également. Je porte ce p’tit quelque chose qui, dans un premier temps, me fige comme une statue de sel, me cloue sur place, en présence de la souffrance accablante d’un-e proche, voire de mon prochain. Qu’en est-il pour vous ? En écho à ces diverses figures de l’infirme de Bethesda, curieusement ma radio intérieure se met à jouer en réminiscence cette chanson d’Offenbach interprétée par Breen Leboeuf (1978) : « Tout seul chez-nous avec moi-même. Tassé dans l’coin par mes problèmes. […] J’aurais juste à me lever puis à tourner la maudite poignée. Mais chu chez-nous, pogné ben dur. J’tourne en rond, puis j’compte mes murs. J’use mes jointures dans les coins sombres à faire d’la boxe avec mon ombre. Au bout d’un round, c’est moi qui perds. J’ai mal choisi mon adversaire. Je l’sais, faudrait ben que je sorte. Oui mais mes blues passent pus dans’ porte ». Est-ce, là, la « porte des Brebis », la « Probatique » contemporaine de l’Évangile (v. 2) ? Se lever et se mobiliser, « prendre la porte », prendre/porter son grabat et se mettre en marche pour servir par amour, m’invite Jésus qui « vient ouvrir le chemin[1] » au cœur de la misère et de la souffrance, de ce mal qui fait mal. Il me convie, devant la souffrance et à son exemple, à ne jamais me résigner et à m’immobiliser dans une mortelle passivité léthargique, mais plutôt à mobiliser mes ressources et à me mettre en marche sous l’impulsion du mouvement spirituel de vie nouvelle dont il est Porteur pour-et-avec moi/nous. Il est, après tout, le Chemin, la Vérité et la Vie (Jn 14. 6). La souffrance, mystère inhérent à la condition humaine, fait irruption, sans crier gare, en visiteur répugnant chez-soi et en ponctue certes le chemin, mais elle n’est pas la personne ni son chemin. Or, Dieu en Jésus « n’est pas venu supprimer la souffrance. Il n’est même pas venu l’expliquer, mais il est venu l’habiter de sa présence » (Paul Claudel). Jésus n’a que faire de la souffrance en elle-même, ce qui lui importe, c’est l’être-souffrant en son cheminement qu’il aime à la hauteur de la folie de Sa Croix. Dans l’Esprit du Dieu de Jésus-Christ, « ce n’est pas la souffrance qui nous grandit mais ce que nous en faisons » (Alexandre Jollien). Certes, ce que j’en fais me regarde, mais Jésus m’appelle aujourd’hui, à sa suite en ce temps de Carême, à changer mon regard, sous la mouvance de l’Esprit, pour oser voir a(A)utrement la souffrance et y répondre activement et a(A)utrement. En ce sens, ne perdons jamais de vue, à la lumière du récit de guérison de l’infirme de Bethesda, que « la souffrance en elle-même n’est pas rédemptrice. C’est l’amour qui est rédempteur. C’est la façon dont nous allons vivre l’événement qui va en faire un tombeau ou une porte. Nous pouvons vivre l’événement comme un enfant de Dieu ou comme un orphelin, un errant, un malheureux[2] ». Nous sommes alors devant un libre choix épineux, la question qui tue ou bien donne vie : « Veux-tu guérir ? (v. 6). Le Désir de Dieu est que nous choisissions évidemment la v(V)ie (Dt 30,19) en dépit et au-delà de la souffrance par, avec et en Jésus-Christ. Mais cela requiert de notre part le consentement d’un oui inconditionnel à cette vie telle qu’elle advient, acceptant au passage que la guérison survienne souvent ailleurs et autrement que celle attendue, au cœur de la conversion de l’être-bienheureusement-en-marche[3]. Or, l’infirme de Bethesda, dans un premier temps, élude et « dé-vie[4] » la question vers les autres, mais Jésus prenant les devants, le ramène et le rétablit en lui-même dans la dignité de son identité de fils de Dieu, lui permettant de se remettre ainsi sur pied. Jésus le reconnaît, non seulement dans sa souffrance de laissé-pour-compte – le comble de la souffrance n’est-il pas de souffrir les affres du mutisme de l’isolement – mais ne l’identifiant aucunement à cette souffrance, il lui révèle sa nature profondément filiale en Dieu qui se fait Présent et Source de mobilisation, guérison et conversion/transformation de son être. Voilà le premier versant du salut, le don-héritage qui relève. Mais ce n’est que le début… Jésus l’invite, une fois debout, à être et agir, bref, à vivre désormais en fils de Dieu en prenant et portant, en vérité, le grabat de son histoire blessée et à se mette en marche pour la convertir en histoire de plus en plus sainte et bénie par, avec et en Lui. Autrement dit, prendre la porte et ficher le camp du tombeau avec foi, charité et espérance. Mais qu’il est difficile de « marcher de la sorte sa vie », de se laisser aimer, de s’aimer et d’aimer l’a(A)utre ainsi sans subterfuge ! C’est là que le bât blesse… et guérit. Lytta Basset livre à cet égard un vibrant témoignage dont j’endosse parfaitement les paroles et l’énonciation : « Accueillir la réalité telle qu’elle vient a été pour moi le fruit d’un travail exigeant. J’y vois un indice de ma difficulté à m’incarner dans cette histoire individuelle et familiale qui est la mienne, dans ce corps, dans ce tempérament… Mais aussi, un refus que la réalité ne soit que cela ! » Porter son grabat en fils et filles de Dieu, c’est prendre humblement toute la mesure du mystère de la souffrance qui constitue cet écart béant ressenti entre la finitude de ma condition humaine et la plénitude de mon être de désirs et de besoins infinis, entre mon ombre et ma lumière, entre mon histoire blessée et mon histoire sainte-bénie, entre mon « faux-self » (Donald Winnicott) ou « être-comme » (Gn 3, 5) » et mon identité filiale profonde et porteuse d’une Parole unique de Dieu. Or, cette béance, Dieu en Jésus-Christ vient, dans l’Éternel Présent, la combler de sa Présence et de son Amour offerts. Ce n’est que par Lui, avec Lui et en Lui sur notre chemin relationnel personnel et collectif que nous pouvons passer de l’insensée souffrance au sens réconciliateur, du scandale de la mort à la vie en plénitude. Or, porter son grabat sur le chemin du Carême qui mène à Pâques, c’est oser ouvrir la porte et con-sentir (sentir-avec) un pas de plus pour accueillir la souffrance en soi et en l’a(A)utre, non comme une fin, mais comme une étape transitoire du chemin qui aspire à la vie. Demandons donc à Dieu, en ce Carême, la grâce de porter humblement notre grabat, cette grâce d’assumer pleinement et dignement par Lui, avec Lui et en Lui chacune des pages de notre histoire, et de cheminer à laisser se dissoudre peu à peu les résistances souffrantes qui entravent notre route vers nous-même et vers l’a(A)utre, vers Dieu. Et rappelons-nous surtout que seul l’Amour filial et fraternel en Jésus-Christ peut donner sens (signification et orientation) et venir véritablement à bout de la souffrance qui s’épuise dans l’Amour Miséricordieux (i.e. sensible à la misère) de Dieu. En ce sens également, soyons pour nos frères et sœurs des porteurs d’une Présence Agissante d’Amour Rédempteur afin qu’à notre rencontre vivifiante notre prochain se lève à son tour dignement, prenne et porte en vérité le grabat de son histoire et se mette en marche sous l’inspiration du Souffle qui transfigure la souffrance en v(V)ie. Suis-je prêt pour qu’en Jésus-Christ mes « blues » passent dès lors dans la porte, suis-je près d’ouvrir la porte du tombeau et de respirer à pleins poumons le grand air de ce Souffle de vie en plénitude ? C’est sans doute là le labeur de toute une vie, et en encore… Mais, petits pas par petits pas, assumant et dépassant une souffrance à la fois/foi accueillie dans l’Amour de soi et de l’a(A)utre en Dieu de Jésus-Christ, j’entre dans la Vie-en-Espérance. Porter son grabat en fils et fille de Dieu, c’est également se souvenir d’où je viens, afin ne jamais plus me vautrer dans le tombeau, mais de toujours me relever et me remettre en marche en dépit des souffrances du chemin. Comme on dit chez-nous : « Tomber, c’est humain; se relever, c’est divin, mais demeurer assis, c’est sans dessein ». Et, n’est-il pas vrai de dire aussi que « celui qui tombe et qui se relève est bien plus fort celui qui ne tombe jamais » (François Gervais) Alors, acceptons de tomber et de se relever en Jésus-Christ. N’est-ce pas cela la v(V)ie ?
Bénédiction et union de prière !
Dany Charland
[1] En référence au thème du Carême.
[2] Simone Pacot, L’évangélisation des profondeurs. Un chemin vers l’unité intérieure, Paris, Cerf, coll. « Points Vivre », P4149, 2015, p. 57. Nous soulignons.
[3] Selon l’horizon des Béatitudes, tel que défini par Chouraqui : « Heureux » signifiant « En marche… »
[4] L’oriente hors de lui et la dévitalise, la soustrayant à sa vie.
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