Évangile du Lundi 26 février – 2e semaine de Carême (tiré du Prions en Église et pour les personnes qui voudraient s’abonner au Prions)
« Pardonnez, et vous serez pardonnés » Mc 6, 36-38
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. Pardonnez, et vous serez pardonnés. Donnez, et l’on vous donnera : c’est une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera versée dans le pan de votre vêtement ; car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira de mesure aussi pour vous. »
Méditation
Dans l’échange conjugal, le regard est parfois un scalpel qui tranche les entrailles. Un mot vif nous transperce. Le coeur reste à nu… Dans l’union qui découvre l’intime, une intonation adossée à un petit sourire en coin fend comme un laser brûlant. Énervé, monsieur lance une remarque acide à son épouse qui rit jaune. Les deux se renferment dans la conviction de ne pas être compris. Comment l’amour peut-il survivre à ce conflit ? L’un juge, l’autre se sent jugé. Et tous les deux s’étiolent dans la tristesse. La peur règne.
Pourtant, le Christ invite à renoncer au jugement : « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. » N’enfermez pas celui que vous aimez dans la prison de votre jugement ! Sous le coup de la colère, ne réduisez pas votre amour à une condamnation ! Cette règle de sagesse dissimule un grand mystère : « ne jugez pas » est la porte d’entrée dans le beau pays du « vous ne serez pas jugés ».
Dieu n’a pas choisi de déposer son image et sa ressemblance dans un ange. Le Créateur n’a pas voulu que ces purs esprits, capables de contempler Ses merveilles, fussent dépositaires de son image et de sa ressemblance. Au contraire, la folie amoureuse de Dieu a fait le choix de l’homme et de la femme pour être les icônes de Son amour. Dieu a fait le choix d’un peu de poussière animée de Son haleine de vie pour que le manque de l’un se tourne vers l’autre… dans un besoin qui répond à un autre besoin… dans un désir qui fait écho à un autre désir… Des êtres vulnérables faits de sang et de chair, des êtres qu’un rien blesse et tue, des êtres fragiles dans leur choix et leur désir. Cette chair qui se déchire, cette chair si tendre sous les coups, c’est de cette chair que Dieu attend que Son visage affleure sur la terre. N’est-ce pas une folie de l’amour divin ? Dieu est-Il prévoyant en choisissant la solution la moins assurée ?
Dans une lettre de nuit, rédigée à une heure du matin, l’écrivain Gustave Flaubert écrivait à Louise Colet une lettre désespérée : « Je vous aime comme je peux ; mal, pas assez, je le sais, je le sais, mon Dieu ! À qui la faute ? Au hasard ! (…) On ne se rencontre qu’en se heurtant et chacun, portant dans ses mains ses entrailles déchirées, accuse l’autre qui ramasse les siennes. » (1) Un mot mal compris ? Une humeur trop aigre ? Et la communion se brise ! L’écrivain, qui ne s’en remettait qu’« au hasard », ne pouvait lire les vulnérabilités humaines comme les chances d’un salut. Les heurts n’étaient alors, pour ce libre penseur, qu’un échec indépassable. Quel désespoir ! Quel rétrécissement ! Cela rappelle le titre d’un roman : L’amour dure trois ans. Dès lors, comment célébrer le quatrième anniversaire de mariage ?
Il est bien vrai « on ne se rencontre qu’en se heurtant » ! L’amour conjugal n’est pas une promenade d’été le long d’un lac paisible. Après l’éblouissement du coup de foudre, les blessures, les rivalités, les histoires chaotiques remontent dans un fracas assourdissant. Alors, on se retrouve nu et vide devant l’aimé, les « entrailles déchirées ». Alors, comme Adam ou Ève, on « accuse l’autre » en imaginant se disculper… Pauvres hommes, malheureuses femmes qui, devant leurs cicatrices pantelantes, vivent l’horreur du péché : « Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures. » (Gn 3,7). La nudité, jugée devant le tribunal d’un aimé accusateur, congèle instantanément. La vie s’arrête… Alors, Adam et Ève interposent entre eux des feuilles cousues pour dissimuler leurs fragilités. Qui accepterait d’avouer ses blessures si tout est dans les mains du « hasard » ? On s’invente de fausses personnalités comme des feuilles de figuier cousues pour se protéger du regard de l’autre… Mais, le bien-aimé peut-il survivre longtemps caché de sa bien-aimée ?
C’est alors que commencent les choses sérieuses… L’amour conjugal n’a rien de naturel, on ne se marie pas parce qu’on s’aime, mais pour apprendre à aimer. On se marie pour traverser l’épreuve du « ne jugez pas ». Le mariage est une Alliance dans laquelle les entrailles déchirées des époux chrétiens s’offrent à la miséricorde apprise de Dieu. Ainsi, dans la logique d’un Dieu amoureux, la vulnérabilité de l’un appelle la tendresse de l’autre. La défaillance d’Adam ouvre un crédit dans l’amour d’Ève. N’est-ce pas cela la compassion ? Le Christ a porté sur la croix les déchirures que vivent les couples afin que ces couples démunis puisent dans Son cœur ouvert l’eau de la tendresse. Le geste petit comme une graine de moutarde (Mc 4,31)… saurai-je le voir ? Le sourire tendre… saurai-je y répondre ? Si j’accueille cette tendresse, les oiseaux du ciel viendront nicher dans l’arbre de mon mariage, nous serons heureux à l’ombre de l’arbre de Vie ! Seule la tendresse se penche avec délicatesse sur la faiblesse : « L’homme et sa femme étaient tous les deux nus, et ils n’en avent pas honte. » (Gn 2,25). La honte se dissout dans l’amour. La peur s’évapore devant la tendresse. Alors, les portes du beau pays s’ouvrent… le pays de l’amour qui cicatrise les blessures. Nos « entrailles déchirées », c’est dans le regard de Jésus qu’elles sont restaurées. Devant nos misères, Jésus « pris aux entrailles » (Lc 7,13, traduction Chouraqui) nous relève sans jugement. Il nous enseigne ce regard qui soigne. Rétablis dans l’innocence de l’amour, nous n’avons plus à redouter l’autre. Nous n’accusons plus. Nous ne jugeons plus. Nous vivons. Nous aimons. Que ce carême soit pour nous l’occasion d’une parole vraie qui accueille sans juger !
Vincent REIFFSTECK. vincent.reiffsteck@wanadoo.fr
- Flaubert, lettre à Louise Colet, [Croisset] Nuit de jeudi, 1 heure [fin octobre 1851].
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