Évangile du Samedi 29 octobre 2022 – 30e semaine du temps ordinaire (tiré du Prions en Église et pour les personnes qui voudraient s’abonner au Prions)
« Quiconque s’élève sera abaissé ; et qui s’abaisse sera élevé » Lc 14, 1.7-11
Un jour de sabbat, Jésus était entré dans la maison d’un chef des pharisiens pour y prendre son repas, et ces derniers l’observaient. Jésus dit une parabole aux invités lorsqu’il remarqua comment ils choisissaient les premières places, et il leur dit : « Quand quelqu’un t’invite à des noces, ne va pas t’installer à la première place, de peur qu’il ait invité un autre plus considéré que toi. Alors, celui qui vous a invités, toi et lui, viendra te dire : “Cède-lui ta place” ; et, à ce moment, tu iras, plein de honte, prendre la dernière place. Au contraire, quand tu es invité, va te mettre à la dernière place. Alors, quand viendra celui qui t’a invité, il te dira : “Mon ami, avance plus haut”, et ce sera pour toi un honneur aux yeux de tous ceux qui seront à la table avec toi. En effet, quiconque s’élève sera abaissé ; et qui s’abaisse sera élevé. »
Méditation
« Cède-lui ta place ». « Céder » provient du latin cedere qui signifie « s’en aller », renoncer, se soumettre. Abandonner la place durement bataillée, renoncer à la première place chèrement gagnée, se soumettre pour n’occuper que la dernière place. Décidément, certains mots exigent une conversion pour être accueillis comme porteurs de vie en notre monde épuisé, rageur et désespéré. C’est la beauté vivifiante de la Parole. Dans la bouche du Christ, chaque mot est une conversion à concrétiser, une liberté nouvelle à incarner, une guérison à vivre. Non pas invitation mais vivification, c’est-à-dire « qui donne la vie ». Comme un ordre au fond où le fait d’énoncer fait advenir une action, une actualisation, un geste vivant. « Lève-toi et marche » avait un jour ordonné le Christ.
Au Québec, dans les autobus, un énoncé du même ordre est placardé partout où le regard du passant passif, du transporté sans transports, se pose : « Avancez vers l’arrière » est-il écrit. Une foule de souvenirs, dans l’arrière-pays de mes pensées comme dans la proximité d’hier, remontent en moi : l’incapacité d’entrer dans la rame de métro parce que les gens demeurent accrochés à l’entrée alors qu’il y a de la place derrière. Incapacité de monter dans le bus avec mes béquilles parce que la marche est trop haute et que personne ne m’aide, incapacité de pouvoir me tenir droite parce qu’écrasée par les sacs à dos des ados hypnotisés par leur écran. Incapacité encore, à deux reprises, où enceinte jusqu’au cou, je n’avais pu m’asseoir durant le trajet cahoteux. Essuyant le refus de ces personnes résolument assises, l’indifférence entêtée de certaines me rappelait qu’il s’agissait là des conséquences de mon état. Tant pis! D’autres détournant le regard pour ne pas se sentir concernés malgré la dérangeante rondeur de mon ventre près de leur nez. En clair, dans la vie on a ce qu’on mérite car le premier arrivé est le premier servi.
Rester à l’avant, ne pas céder, surtout ne pas reculer. Ne pas admettre, occuper tout l’espace, ne pas s’abaisser en s’élevant. Ne pas céder sa place comme sa toute-puissance même devant la vulnérabilité d’autrui, même devant la promesse d’une vie, aux noces, dans un autobus ou à son propre chevet. Combien de vivants restent assis, inertes d’indifférence et d’inconscience ? Combien de vivants entretiennent l’incapacité mortifère, celle des autres et la leur ? Lève-toi et avance vers l’arrière. Combien de regards fixés à terre, le cœur profond accroché aux sièges de ses pensées, de ses émotions, refusant la descente pour mieux s’élever, se mettre debout ?
« Cède-lui ta place », « lève-toi et marche », « avance vers l’arrière », « prends la dernière place » sont des injonctions amoureuses d’un Dieu qui donne la vie, qui laisse la place et l’espace à l’autre pour être, et être dans toute sa capacité, son agentivité, sa plénitude. C’est un ordre divin pour effacer l’incapacité de l’autre à partir de son propre renoncement, enraciner la capacité dans l’altérité, à partir de son propre abandon, à partir de la dernière place occupée. À travers la fougue du Christ, l’impatience d’un chauffeur d’autobus ou la vastitude d’un 8e mois de grossesse, le Dieu vivant remet debout ce que l’indifférence a ployé, redresse ce que l’aveuglement a plié… pour peu qu’on lui laisse la place.
La joie de la cession qui donne vie, c’est la dimension de la fécondité de Dieu. C’est d’abord, sa dimension maternelle parce qu’elle est le souci, l’abnégation et les nuits écourtées qui habitent nos maternités, qui animent nos efforts si inhumains pour laisser l’autre advenir, devenir, nous dépasser. Dieu est cette intimité secrète entre le soin, la petitesse et l’espérance, jusqu’à se nommer agapè, soit l’amour qui aime ce qui peut jusqu’à nous détruire. Christian Bobin dira magnifiquement dans le Très-Bas : « Une mère ne représente rien en face de son enfant. Elle n’est pas en face de lui mais autour, dedans, dehors, partout. Elle tient l’enfant levé au bout des bras et elle le présente à la vie éternelle. Les mères ont Dieu en charge. C’est leur passion, leur unique occupation, leur perte et leur sacre à la fois ».
La joie de la cession qui donne vie, c’est aussi la dimension paternelle de Dieu qui fait hériter. Elle célèbre la prodigalité des places dernières et des enfances qui engendrent à leur tour. Ce Dieu qui se donne librement en nous, par amour et en amour, pour être débordé, donné, vivifié. Céder sa place pour se lever et rejoindre les mariés, danser l’amour qui les relie entre eux, avec les invités et faire communauté. Comme dans l’icône de la Trinité de Roublev, céder sa place pour rejoindre la table des amoureux et devenir soi-même hospitalité joyeuse dans le monde et pour le monde. Autour de la table icônique sera célébré le dernier arrivé qui occupera la dernière place dorée.
Barbara Martel (bmartel@lepelerin.org)
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