Méditation : Des lèvres au Coeur (No 121)

Évangile du Mardi 8 février 2022 – 5e semaine du temps ordinaire (tiré du Prions en Église et pour les personnes qui voudraient s’abonner au Prions

« Vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes » Mc 7, 1-13

En ce temps-là, les pharisiens et quelques scribes, venus de Jérusalem, se réunissent auprès de Jésus, et voient quelques-uns de ses disciples prendre leur repas avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées. – Les pharisiens en effet, comme tous les Juifs, se lavent toujours soigneusement les mains avant de manger, par attachement à la tradition des anciens ; et au retour du marché, ils ne mangent pas avant de s’être aspergés d’eau, et ils sont attachés encore par tradition à beaucoup d’autres pratiques : lavage de coupes, de carafes et de plats. Alors les pharisiens et les scribes demandèrent à Jésus : « Pourquoi tes disciples ne suivent-ils pas la tradition des anciens ? Ils prennent leurs repas avec des mains impures. » Jésus leur répondit : « Isaïe a bien prophétisé à votre sujet, hypocrites, ainsi qu’il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. C’est en vain qu’ils me rendent un culte ; les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. Vous aussi, vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes. »
Il leur disait encore : « Vous rejetez bel et bien le commandement de Dieu pour établir votre tradition. En effet, Moïse a dit : Honore ton père et ta mère. Et encore : Celui qui maudit son père ou sa mère sera mis à mort. Mais vous, vous dites : Supposons qu’un homme déclare à son père ou à sa mère : “Les ressources qui m’auraient permis de t’aider sont korbane, c’est-à-dire don réservé à Dieu”, alors vous ne l’autorisez plus à faire quoi que ce soit pour son père ou sa mère ; vous annulez ainsi la parole de Dieu par la tradition que vous transmettez. Et vous faites beaucoup de choses du même genre. »

Méditation

« Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. » Ces mots d’Isaïe me semblent si poignants dans la bouche de Jésus. Il les reprend pour répondre aux pharisiens et aux scribes qui lui demandent pourquoi ses disciples ne suivent pas la tradition des anciens. Quelle sagesse de Jésus de faire appel à l’Écriture, reprendre les paroles du prophète Isaïe et, plus loin dans l’Évangile, celles de Moïse pour leur répondre. Doucement mais si clairement, Il leur montre qu’Il connaît, Lui, la Tradition, la vraie !

Tout le message de Jésus, dans ce passage de l’Évangile de Marc, se résume en ces mots du prophète. « Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. » Tel l’écho du cœur du Père, blessé par « l’éloignement du cœur » de ses enfants. Quelle vulnérabilité, la sienne, à toutes nos prises de distances intérieures, à nos refus d’oser la rencontre du cœur. Dans ces quelques versets de l’Évangile, éclatent la dichotomie si profonde entre l’extérieur et l’intérieur, et celle tout aussi dramatique entre l’humain et le divin. C’est cette fracture qui nous brise tous, en fait, que Jésus tente de dévoiler au grand jour !

            Jésus leur répondit :« Isaïe a bien prophétisé à votre sujet, hypocrites, ainsi qu’il est écrit :

            Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi.

            C’est en vain qu’ils me rendent un culte ; les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains.

             Vous aussi, vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes. »

Fracture entre mon cœur et ce que mes lèvres disent, confessent de ma foi ; fracture entre ce que Dieu m’appelle à vivre librement (« le commandement de Dieu », c’est-à-dire vivre mon identité de fils, de fille de Dieu) et l’autodéfense derrière mes “préceptes humains”, mes “traditions”, mes habitudes. Tout cela n’est pas uniquement une réalité personnelle, mais aussi – nous le constatons tous les jours dans nos interactions avec les autres, dans la vie du monde – une réalité sociale, communautaire, ecclésiale. Combien de fractures – politiques, sociales – apparaissent au grand jour dans nos pays, aggravées encore par ces deux ans de pandémie.  Et dans l’Église aussi, tant de blessures, de ruptures avec l’Évangile, de tensions entre les plus ouverts au dialogue, à la miséricorde, et ceux qui s’accrochent à la “sainte tradition” …

Alors, les mots de Jésus nous placent tous devant notre propre conversion … Le “nœud” se trouve là : laisser de côté ce que Dieu nous invite à choisir, à vivre en toute liberté, pour s’attacher à la tradition des hommes.

Le mot « attacher » qui revient par trois fois dans ce passage (avec « attachement ») m’a frappée. Dans les paroles de Jésus ici il est toujours lié à « la tradition des hommes ». Et nous ? Et moi ? A quoi suis-je attachée de « la tradition des hommes » ?  – Ici on a toujours fait comme ça, moi j’ai toujours fonctionné comme ça ! Toute ma vie j’ai pensé comme ça ! – Tant et tant de “petites traditions” qui ne laissent pas passer librement le souffle de la Vie de Dieu en nous.

Dans le dialogue de Jésus avec les pharisiens et les scribes, il y a une lente progression dans les termes qu’Il emploie pour essayer de leur faire comprendre la “gravité” de leur attitude vis-à-vis de Dieu et des autres. Il leur dit d’abord : « vous laissez de côté le commandement de Dieu », puis « vous rejetez bel et bien le commandement de Dieu » et enfin « vous annulez ainsi la parole de Dieu par la tradition que vous transmettez. » Tenter de sauvegarder nos “petites traditions” et habitudes même religieuses peut, paradoxalement et surtout sans que nous nous en rendions compte, nous éloigner petit à petit de Dieu lui-même. Non seulement nous en éloigner, mais le rejeter jusqu’à “annuler” sa Parole. Quelle expression si extrême ! “Annuler” signifie rendre quelque chose nul, sans effet. Dieu qui est Parole, qui n’est que désir de communion avec chacun de nous, nous pourrions arriver jusqu’à l’absurdité d’étouffer sa Voix, de rendre nulle la seule Parole qui nous fait naître, parce que nous sommes « attachés à notre tradition » ! Dans l’existence de tant et tant de personnes Dieu est ainsi rendu muet … Et dans les nôtres aussi, subtilement.

A un autre moment de sa vie, proche de sa passion, Jésus se trouve une nouvelle fois confronté aux anciens et Il a cette Parole déchirante : « Vous scrutez les Écritures, parce que vous pensez avoir en elles la vie éternelle, et ce sont elles qui me rendent témoignage, et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie ! » (Jn 5, 39-40) J’ai toujours été très touchée par ces mots si éclatants de vérité. « Si tu veux la Vie, viens à moi ! Ne cherche pas seulement avec ta raison, ne décortique pas avec tes seules réflexions ces paroles qui portent en elles la Vie éternelle dont ton cœur a soif. Viens boire à la source, directement ! Viens à moi ! »

Osons laisser l’Évangile d’aujourd’hui interroger notre foi. Est-elle “un culte”, “une pratique religieuse” (« honorer Dieu des lèvres ») ? Ou réellement une relation personnelle avec le Dieu de la Vie, un cœur à cœur avec Lui ? Un jour, un vieux missionnaire ici en Corée nous disait que ce qui, pendant de longues années, avait été transmis aux fidèles n’était en fait que “la religion” plus que l’expérience de la foi vivante. Qu’est-ce que je transmets aux autres par ma vie, par mes paroles ? Une tradition ? Des préceptes ? Ou bien la Vie, le Souffle de Dieu qui m’habite et qui cherche à rejoindre le cœur de tous ceux qui entrent en contact avec moi ?

Que notre cœur reste proche du sien en ce jour, c’est de là que la Vie jaillira pour tous !

Laurence Vasseur

TEXTE COMPÉMENTAIRE

En méditant cet évangile, j’ai repensé au magnifique texte d’Eloi Leclerc qui clôture son livre sur sainte Jeanne Jugan, Le désert et la rose :

            « Le silence de Jeanne reflète celui de Dieu. Il nous introduit dans “cet étrange secret dans lequel Dieu s’est retiré” (Pascal). Ce silence prend alors une dimension prophétique pour notre temps.

            Aujourd’hui Dieu, le fondateur du monde, se voit lui aussi tenu à l’écart, oublié à la porte de tous les conseils où se décident les affaires de ce monde. Il ne figure pas parmi les grands. Il est relégué dans l’ombre, comme inutile ou inexistant. On se passe de lui, allègrement. Il est mort, disent certains. Désormais, nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes, proclament les têtes pensantes, avec la fière conscience d’ouvrir une ère nouvelle pour l’humanité : celle où l’homme lui-même refera le monde. Croire en Dieu aujourd’hui est devenu une infirmité grave de la pensée, voire un obstacle à l’avènement de l’homme.

            Et Dieu, l’oublié, se tait. Son silence n’est pas un repli sur lui-même. Le fondateur du monde se laisse volontiers dépouiller de tout signe de puissance. Il n’y a en lui aucune volonté de domination ou de possession. Son silence exprime sa vérité, sa vraie grandeur : Mes pensées sont des pensées de paix et non de malheur… Ce sont des pensées d’avenir et d’espérance pour vous… Vous pouvez me chercher, je me laisse trouver (Jérémie 29, 11-14).

            Le silence de Jeanne s’ouvre sur celui de Dieu. Il nous en fait entrevoir la profondeur. Ce silence ne signifie pas que Dieu s’est éloigné de nous et qu’il garde ses distances par rapport à notre vie terrestre et quotidienne. Il signifie, au contraire, qu’il s’est fait si proche de nous que nous ne pouvons l’entendre qu’en écoutant notre propre cœur. Il nous faut prêter l’oreille au mystère qui nous habite. Le silence de Dieu, en nous, est le silence de la source.

            Revenir à la source. Dieu est là. Il est ma source, mon commencement. Il me parle dans cette part de moi-même qui plonge dans son éternelle Enfance. Je suis vraiment moi-même, là où précisément je suis plus que moi-même. Il y a en chacun de nous, sous un tas de pierraille, une source divine qui ne demande qu’à jaillir et à chanter. Heureux l’homme qui, dans la maturité de l’âge et malgré toutes les blessures de la vie, retrouve en lui le regard émerveillé de l’enfant et sa confiance spontanée dans la bonté de l’être. Ce regard, trop tôt oublié, pur de toute volonté de possession et de domination, ne s’ouvre pas sur un autre monde ; il ouvre ce monde à la profondeur, il en perçoit la gratuité, celle de l’Amour créateur.

            “Fais que j’entende au matin ton amour”, demande le psalmiste au Seigneur (Ps 142, 8). C’est toujours “au matin” que l’on entend son amour. Au commencement. À la source. À l’heure où aucune piste ne court encore dans la rosée, où rien ne trouble le regard, et où le cœur de l’homme s’ouvre, comme la rose, dans le silence du jour qui se lève. »

DROIT D’AUTEUR

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